L’originaire
C'est la capacité de l’enfant de capter les événements traumatiques de ses parents, alors qu’on ne lui en a jamais parlé. Cela pose la question d’une télépathie profonde de l’enfant. Cette télépathie peut s’expliquer par une théorie qui complète le système établi originellement par Freud. Il avait décrit deux processus dans notre psychisme : le processus primaire, l’inconscient, les fantasmes, l’imagination, la pensée associative, et le processus secondaire, qui recouvre le jugement, l’analyse, le discernement, bref le conscient. Une psychanalyste, Piera Aulagnier, (Voir Piera Aulagnier, « Le processus originaire et le pictogramme», in La Violence de l’interprétation, Paris, PUF,1975, p. 452.)a décrit un troisième processus : l’originaire, qui correspond à la période de la toute petite enfance, avant l’oedipe. Pour Didier Dumas, l’activité mentale originaire est celle qui « explique que le bébé puisse considérerle sein comme une partie de son propre corps »,car « avant que l’enfant ne parle, avant la constitutiondu “je”, le tout-petit ne dispose pas encore d’un appareil psychique clos et séparé des autres »(Didier Dumas, Et l’enfant créa le père, Paris, Hachette Littératures, 2000, p. 60.)
C’est donc dans ce bain commun mental avec son entourage, que le psychisme de l’enfant capte et intègre des informations qui appartiennent non seulement à ses parents ou à ceux qui s’occupent de lui mais à ceux qui les ont précédés. Dans le cas de beaux-parents ou de parents adoptifs, il semble en être de même. Cette capacité fait que l’enfant est connecté à une réalité qui se place « hors temps »et « hors espace » ; elle s’étend de la période foetale jusqu’à l’âge d’environ trois ans, elle perdure jusque vers dix ans pour disparaître avec l’adolescence, quoiqu’il en reste des traces chez tout adulte.
La relation analytique reproduit ce rapport archaïque mère-enfant des premiers temps, et cette télépathie entre le patient et son analyste est décrite par Freud dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse avec le cas d’un patient qui lui dit, lors d’une séance, ce que Freud« venait de vivre immédiatement avant »( Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 78) Cela se vérifie constamment avec les adultes que je reçois. Cette communication inconsciente originaire fait que la relation entre l’analyste et celui qu’il reçoit peut confondre ainsi les espaces psychiques et corporels de façon étonnante. Cela va bien au-delà de ce que la psychanalyse nomme le contre-transfert ,la réaction intime de l’analyste face à celui qu’il reçoit : il peut devenir l’autre et l’autre peut devenir lui. Aussi, un analyste, à certains moments particuliers, ne devrait pas hésiter à parler de lui-même à son analysant si la relation se situe trop fortement dans ce type de communication inconsciente ;sinon celui-ci peut prendre à son propre compte ce qui appartient en fait à son analyste.
La découverte récente des neurones miroirs donne une piste pour expliquer cette observation clinique : notre appareil neuronal se développe dès notre naissance par mimétisme des adultes qui s’occupent de nous. Cela engage non seulement tous les processus d’acquisition du langage, de la motricité et de bien d’autres composantes de nos capacités physiques et psychiques, mais explique aussi l’empathie fondamentale de l’humain avec ses congénères. Dans ces processus, d’où le terme de« miroir », tout ce qui est perçu chez l’autre est perçu simultanément en soi. Ainsi, comme l’écrivent les chercheurs à l’origine de la découverte ces neurones, « cela montre combien les liens qui nous unissent aux autres sont profondément enracinés en nous, et, donc, à quel point il peut être bizarre de concevoir un moi sans un nous ».(Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les Neuronesmiroirs, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 11.)
Bruno Clavier